Par Jean-Louis Ferrein.
L’intelligence projective structure notre réflexion et nos interventions. Ce concept s’est littéralement imposé à nous, il y a une dizaine d’années. Nous étions alors spécialisés en recrutement. Et nous étions frappés par le fait qu’à la fin des entretiens il y avait des candidats qui nous demandaient : « mais vous qu’est-ce que vous en pensez » ? « Est-ce que je fais fausse route, est-ce un bon choix ou pas ? »
Nous étions ennuyés pour répondre et nous constations les limites du bilan de compétences, seul outil que nous avions à disposition à l’époque, pour accompagner les candidats au début du processus de reconversion professionnelle. Nous le trouvions trop égocentré : certes à la fin du bilan la personne en connaissait beaucoup plus sur elle-même mais elle restait en retrait sur le fonctionnement de l’entreprise. En travaillant sur le bilan de compétence nous avons bâti une matrice sur le processus de prise de décision en environnement professionnel pour construire un projet professionnel. Nous l’avons expérimentée sur des centaines de personnes dans de grandes entreprises : les résultats étaient au rendez-vous. Les salariés étaient très satisfaits, les DRH et les syndicats également. En complétant la matrice d’outils additionnels nous sommes parvenus à construire un projet professionnel en 8 h (4 fois 2h) au lieu de 26 h avec le bilan traditionnel.
Six ans après sa création, cette matrice a eu l’heur de plaire à un chercheur du CNRS qui nous a proposé de nous lancer dans un programme de recherche et développement avec le Collège de France sur la prise de décision en environnement professionnel. De notre côté, nous constations les bons résultats, mais c’était un constat empirique, on manquait de bases solides pour comprendre « pourquoi ça marche ». Donc quand on nous a proposé de lancer ce programme de recherche nous étions ravis. Nous l’avons conduit pendant deux ans et demi. Très vite, les gens du Collège de France dont Alain Berthoz, le responsable de recherches en neurophysiologie, nous ont indiqué qu’au-delà du fonctionnement du cerveau il allait falloir faire appel à d’autres champs de spécialités. Nous avons donc travaillé également avec des mathématiciens, des psychiatres, des chercheurs en psychologie sociocognitive, en neuropsychologie. Nous avons débouché sur une démarche tout à fait concrète et le Collège nous a dit : vous pouvez valablement parler de ce programme de recherche comme la mise en lumière de l’intelligence projective des individus.
L’intelligence projective repose sur 3 constats principaux :
1. Tout d’abord un constat neurophysiologique : nous avons tous un cerveau projectif. C’est ce qu’a montré Alain Berthoz, du Collège de France : la principale caractéristique du cerveau humain est d’être projectif. Il le fait en construisant des « stratégies de route » et des « stratégies de carte ».Donc, pour faire image, avec le cerveau projectif, nous avons notre voiture au garage prête à partir.
2. Le deuxième constat relève des avancées de la psychologie sociocognitive, c’est celui de l’agentivité de l’être humain. Ce mot commence à être utilisé dans les programmes de formation des grandes écoles. C’est la volonté d’être acteur de son propre développement, c’est ce que les américains appellent « human agency ». Ce concept est issu des expérimentations de la théorie sociocognitive (TSC), il a été mis au point par Albert Bandura. Pour devenir acteur de notre développement on va développer des facultés spécifiques, qui ne sont pas innées, qui sont de l’ordre du cognitif. Elles s’apprennent, c’est pour cela qu’elles intéressent beaucoup les programmes de formation. On pourrait dire qu’elles font partie des soft skills.
3. Le troisième pilier de l’intelligence projective est l’empathie, telle que la définit la neuropsychologie, car elle nous met en mouvement. On comprend les motivations de l’autre, on peut se mettre à sa place et se situer par rapport à lui. Je me réfère ici aux constats d’Antonio Damasio qui nous dit qu’un projet collectif repose sur un socle commun d’émotions partagées. Un salarié va s’efforcer d’intégrer un collectif dans la mesure où il va partager avec lui un plus petit dénominateur commun de valeurs. C’est en fait une théorie du choix : être capable de dire oui j’y vais, non je n’y vais pas ou oui j’y vais mais à telles conditions.
Nous avons ensuite travaillé à des traductions opérationnelles dans différents domaines.
Nous avions la démarche opérationnelle du processus F3P sur le projet professionnel mais nous nous sommes aperçus que l’IP pouvait impacter d’autres champs des RH et même de la stratégie d’entreprise. L’apparition du concept « d’entreprise libérée » a enfoncé toutes les portes. Je dirais que l’intelligence projective aujourd’hui constitue les fondamentaux théoriques de l’entreprise libérée, de l’agilité, de tout ce qui est processus de transformation. En effet, un des points centraux de l’intelligence projective c’est de constater que tout individu ou tout collectif se mettent en mouvement à partir du moment où on leur transmet une information ciblée, spécifique, sur les six points clés de l’intelligence projective. Car l’IP concerne aussi le collectif. Un système collectif fait preuve d’IP dès lors qu’il prend en compte l’IP des individus. L’IP se situe dans les échanges entre un individu et le collectif.
C’est toute la difficulté d appréhension du concept d IP. Souvent quand on pense intelligence, on a en tête un individu. Puis il y a l’intelligence collective qui va s’organiser grâce à la coopération des individus. L’intelligence collaborative est, elle, centrée sur la fluidité de ces collaborations. L’IP, elle, va concerner la motivation individuelle pour avancer et s’intégrer dans un projet collectif.
Nous nous trouvons aujourd’hui dans une « révolution projective » qui va nécessiter que chacun puisse apporter sa pierre à un projet collectif et transformer le projet au bénéfice du collectif . C’est un mouvement très important, qui impacte l’organisation et le management d’entreprise.